La nouvelle servitude volontaire

La nouvelle servitude volontaire

Fusionner réalité et virtualité, créer une “société d'anticipation" de personnalisation intégrale qui en laisserait plus place à la moindre surprise : voilà ce qui constitueraient les principaux objectifs du projet politique de la Silicon Valley d'après l'auteur. Armé de Big Data et d’algorithmes à la puissance d'analyse sans précédent, ce projet, en préparation depuis des années, semble être le signe d’une prochaine, si ce n’est déjà présente, révolution du marketing et du monde. La servitude volontaire, écrite par Phillippe Vion-Dury, en définit les contours et nous plonge dans les dessous du monde numérique, dont “Big Mother” est reine.

Si tout une partie lui est dédiée, la personnalisation semble être l’un des sujets les plus importants de ce projet politique mené par les géants d’Internet. L’auteur nous révèle les réelles intentions des GAFAM.: Le contrôle absolu de l’Homme, vu comme une “machine sophistiquée, régissant aux stimuli”. Ce désir d’anticipation de la demande et des besoins semble être essentiel pour les géants du numérique, parce que l’enjeu est énorme. Ainsi, 90% des recettes de Google sont réalisées par le biais de la publicité. La segmentation laisse alors place au ciblage, et le marketing de masse au marketing profilé et personnalisé.

Mais, si cette personnalisation semble innocente au premier abord, ou même innovante, elle est finalement beaucoup plus dangereuse et nocive que ce que l’on pourrait croire. Par ce procédé, les GAFAM prennent le pas sur l’information, la culture, la politique et l’économie. L’individu est en voie de devenir un simple homo consomatus dans une société ptoléméenne.

Nous sommes à l’aube d’une “grande révolution, d’un grand bouleversement dans l’ordre du savoir” comme le disait l'auteur et professeur François Ewald. Les GAFAM amassent une quantité de données personnelles monumentale sur nous, permettant la création d’un "écosystème de manipulation”, qui occupe la seconde partie de cet essai. Dans cette dernière, l'auteur tente de démontrer le pouvoir des technologies sur nos vies et celui qu’elles tentent d’acquérir. Car ces technologies sont in fine conçues pour influer et modifier nos comportements, qui doivent bénéficier à l’entreprise qui les utilise. C’est le cas de l’assurance, un secteur de plus en plus connecté, qui, par le biais de montres connectées, évalue chaque client ou potentiel client en fonction de son hygiène de vie. Nous assistons finalement au début d’une surveillance quasi arbitraire et une autodiscipline qui profite avant tout aux assureurs. En se basant sur la discipline foucaldienne et son système double (gratification/sanction), les assurances en viennent à manipuler activement et subtilement les comportements quotidiens des individus par le nudge.

Si le secteur de l’assurance utilise ce procédé, la politique commence elle aussi à utiliser des moyens d’incitation : par le biais du numérique, elle devient ainsi un service et transforme l'électeur en client. Par sa marchandisation, le “sens politique" laisse place à la “science politique". Si les technologies semblent au premier abord bénéfiques et profitables au consommateur, elles sont au contraire signe d’une pression grandissante et d’une servitude presque imperceptible.

De même, le désir d’une gestion de la menace plus efficiente laisse de plus en plus place à une “police prédictive", qui, par le biais de logiciels et d’algorithmes, souhaite neutraliser le crime. À la manière d’un roman de science fiction, lire dans l’avenir et suspecter le potentiel criminel avant qu’il ne le soit devient maintenant réalisable. Les pratiques traditionnelles ont laissé place à une machine à gouverner, ayant la confiance totale et aveugle de l’humain. Par les donnés et les statistiques, l'évaluation du risque tend à être optimisée et prédite avant même qu’il ne se déroule. On assiste finalement à l’aboutissement de ce “fantasme d’une humanité gouvernée rationnellement”, par un appareil au service de l’État qui puiserait son efficacité de l'autorégulation et de l'autodiscipline des individus. Les Big Data transforment finalement chaque individu en potentiel suspect, et appauvrit la société de son humanité au profit d’un “équilibre et un bonheur statistique des masses”.

Le roman se conclue sur ce projet politique de la " société de contrôle intégrale”. car les GAFAM ont bel et bien un projet politique, qui tend vers une “utopie technocratique” où les nouvelles élites dirigeantes sont exclusivement constituées de chercheurs, ingénieurs et scientifiques. En profitant de la crise politique occidentale actuelle, et en s’octroyant la confiance totale des individus, la Silicon Valley désire refonder le monde, repenser l’économie, la politique, la culture et la société afin d’en faire le reflet parfait de l’imaginaire du “progrès technique”. Elle désire nous mener vers une société disciplinaire, ultra libérale, organisée scientifiquement, au sein de laquelle les dirigeants des GAFAM sont perçus comme des prophètes ,et la science, comme une religion à part entière.

L’ère numérique dans la quelle nous vivons en ce moment nous mène vers un culte total de la science, qui repose sur une nouvelle gouvernance libérale, elle -même appuyée sur des données, des réseaux et des algorithmes ultra puissants.

La nouvelle servitude volontaire, de Philippe Vion Dury, paru chez FYP éditions, 2016

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